En 2016, la WWE de Vince McMahon est une machine corporatiste et capitaliste sans égale dans le monde du catch. Entreprise à actionnaires et investisseurs, car cotée en bourse depuis 1999, elle n’a aujourd’hui que de faibles ou lointains concurrents. L’UFC de Dana White et elle se titillent de temps en temps, sa petite rivalité avec la NJPW s’accentue de plus en plus, et quant à sa filiale NXT, elle tient tête à la Ring of Honor et une TNA, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Mais les choses n’ont pas toujours été ainsi : précédant le rachat de l’ECW et de la WCW en 2001, la toute-puissante WWF/E avait durement repris sa place au sommet de l’industrie au terme de 6 ans d’une guerre d’audience TV acharnée face à la WCW de Ted Turner. Des Monday Night Wars tumultueuses et révolutionnaires, mais qui n’auraient sûrement jamais vu le jour sans le résultat d’un autre conflit, quelques années auparavant. Voici donc l’histoire de cette “guerre avant la guerre”, celle ayant opposé la World Wrestling Federation (WWF) de Vince McMahon aux Jim Crockett Promotions (JCP) des frères Crockett.
“Black Saturday”, le soir où tout a basculé
Au cours des années 1980s, le nouveau promoteur et propriétaire de la WWF new-yorkaise, fédération indépendante de l’égide la National Wrestling Alliance depuis 1963, Vince McMahon Jr. débute une nouvelle politique d’expansion agressive. Rachat des petits territoires et de leurs émissions sur les chaînes locales, signature de talents des quatre coins des États-Unis outrepassant les ancestrales alliances et pactes et insufflant une nouvelle façon de faire du catch un business – personnages cartoonesques, proximité avec des célébrités populaires, présences dans les talk-shows en vogue, campagnes massives de marketing, produits dérivés, tout y passe ! Ayant porté un sérieux coup à l’autre promotion hors NWA, l’American Wrestling Association, en réalisant à sa place le potentiel monstre d’Hulk Hogan, la WWF se sent poussé des ailes. Pourtant, il lui reste des obstacles sur son chemin doré : le soir de Thanksgiving 1983, la fédération Mid-Atlantic Championship Wrestling – principale filiale des Jim Crockett Promotions, l’un des territoires majeurs de la NWA – présentait son premier “super-show”, Starrcade. Une idée germe alors dans la tête de McMahon : lui aussi présentera son propre “Super Bowl du catch”, WrestleMania (et non “The Colossal Tussle” comme il envisageait de l’appeler initialement), mais lui sera diffusé pour la première fois en Pay-Per-View.
Pour ce faire, USA Network et ses liens avec MTV ne lui suffisent pas, il veut attirer un maximum de téléspectateurs (du moins pour l’achat en circuit fermé, plus régional, le Pay-Per-View à proprement parlé étant encore juste testé ici). Un plan lui vient alors en tête : grâce à ses connexions, il arrive à revendre les parts des frères Jack & Gerald Brisco dans la Georgia Championship Wrestling, un territoire de la NWA accueillant ses stars pour l’émission World Championship Wrestling, diffusée dans tout le pays via le câble et la Superstation TBS de Ted Turner. le 14 juillet 1984, la WWF s’installe ainsi sur les ondes maîtresses de la NWA, avec un Vince McMahon conquérant ouvrant les hostilités – des millions de fans américains de “rasslin'” assistent, mornes, au “Black Saturday”. Pendant près de 8 mois, la WWF imposera son “sports-entertainment” aux fans traditionnels et conservateurs de la NWA qui, mécontents, déserteront le programme pour protester. Très peu satisfait de cette prise de pouvoir finalement infructueuse pour sa chaîne, Ted Turner ne veut plus de Vince McMahon et, en mars 1985, incite le patron des Jim Crockett Promotions, Jim Crockett Jr., à racheter World Championship Wrestling pour s’en débarrasser. En échange d’un millions de dollars, la WWF rend l’antenne aux JCP, et paye aisément l’organisation de WrestleMania I un mois plus tard. Les graines de la première guerre de l’histoire du catch américain sont ainsi semées …
Une guerre de Pay-Per-Views, le jour de Thanksgiving
Malgré ce million de dollars donné à Vince McMahon, les JCP connaissent par la suite une croissance exponentielle. Profitant d’un programme Ric Flair vs. Dusty Rhodes réussi, l’organisation des frères Crockett investit de nouveaux territoires et essaye de nouveaux concepts. En 1985, elle rachète l’ancienne mecque de la NWA, le St Louis Wrestling Club ; puis en 1986 et 1987, fusionne avec l’Universal Wrestling Federation/Mid-South Wrestling de Bill Watts et le Championship Wrestling From Florida des Graham. En outre, en 1985, avec son troisième Starrcade – tenu à la fois à Greensboro, en Caroline du Nord, et à Atlanta, en Géorgie -, elle inspire le concept de WrestleMania 2, lequel apparaît bien plus maladroit quelques mois plus tard. Ainsi, forts de cette progression et témoins du succès immense de WrestleMania III, les JCP se lancent dans le domaine des Pay-Per-Views avec Starrcade 1987. Organisé le soir de Thanksgiving, tout comme ses précédents “super-shows”, il a même l’audace de se produire à Chicago, l’un des anciens bastions de l’AWA, nouvellement acquis par la WWF. Furieux d’un tel développement, Vince McMahon veut absolument empêcher l’entrée de son concurrent dans le marché des Pay-Per-Views qu’il a lui-même conquis. A défaut de convaincre assez de distributeurs d’empêcher la diffusion de Starrcade ’87, il décide d’organiser le même soir les toutes-premières Survivor Series. Donnant le choix aux distributeurs entre ce show ou Starrcade mais plus jamais l’un de ses PPVs, Vince McMahon s’accorde ainsi les faveurs d’un grand nombre d’entre eux, soucieux de capitaliser sur le succès prouvé de la WWF. Face à une si faible opportunité, seuls environ 20.000 téléspectateurs payants seront devant Starrcade le 26 novembre 1987, contre plus de 320.000 devant les Survivor Series. La première bataille est perdue pour les frères Crockett.
Cependant, déterminés, ils restent planqués sur leur position et décident de présenter un deuxième PPV, Bunkhouse Stampede 1988, cette fois tenu à New-York City même. Avec un programme spécial sur NBC (chaîne mère d’USA Network) déjà prévu ce soir du 24 janvier 1988, la WWF espère pouvoir répliquer avec un programme similaire. Face au désordre “hardcore” en affiche du PPV des JCP, Vince McMahon envoie l’un de ses bras-droits Pat Patterson proposés son “idée stupide” aux programmateurs de NBC, eux immédiatement convaincus : le premier Royal Rumble est né. Cette bataille royale première en son genre attire près de 17 millions de téléspectateurs, contre 200.000 en PPV pour Bunkhouse Stampede – 2-0 pour la WWF. Désormais, les frères Crockett sont dans une situation périlleuse … mais ils sont loin d’abandonner aussi facilement. Pour amoindrir le succès annoncé de WrestleMania IV, ils mettent en place un match événement, opposant leur champion ‘Nature Boy’ Ric Flair à leur star montante (remplaçant du très prometteur Magnum TA, à la carrière écrasée par un accident de voiture), Sting, lors du premier Clash of The Champions sur Superstation TBS. Si la bataille n’est pas tout à fait gagné, l’honneur est au moins sauf : face aux 485.000 ventes du PPV de McMahon, 12 millions de fans observeront gratuitement l’affrontement légendaire de 45 minutes entre Flair et Sting. Malheureusement, cette simili-égalité arrive un peu tard : en novembre 1988, les Jim Crockett Promotions au bord de la faillite sont rachetées par leur diffuseur, Ted Turner, la transformant en World Championship Wrestling (pour coller au nom du programme TV).
Fin d’une guerre éclaire, ou début des vraies hostilités ?
Suite à ces quelques années de conflit, la WWF de Vince McMahon continue d’enchaîner les réussites financières et commence même à accueillir les talents de la concurrence en ré-structuration. D’abord, c’est le “lead booker” et top-star des JCP, Dusty Rhodes qui débarque en 1989, à travers des vignettes humiliantes comme pour se racheter de sa précédente opposition à l’empire de Stamford (NB : de son vrai nom Virgil Runnels, il était tellement perçu comme l’opposant qu’un des personnages les moins valorisants, le servant et garde-du-corps de ‘Million Dollar Man’ Ted DiBiase, Virgil, portait son nom – anecdotiquement, ce dernier avait été renommé Vincent à son arrivée à la WCW quelques années plus tard). Puis, en 1991 suite à une violente dispute avec le dirigeant passager de la WCW, c’est au tour de Ric Flair (accompagné de sa “Big Gold Belt”) de fouler le ring de la WWF. Moins flagrante, d’autres pics contre la jeune WCW sont ainsi lancés : en février 1988, pour l’arnaque de The Main-Event, Earl Hebner, jumeau de Dave Hebner, arbitre de la WWF, déménage des JCP pour la WWF ; en 1990, Sting se blesse la rotule en pleine ascension – dans une scène télévisée implicitement moqueuse, Hogan se blesse “momentanément” le genou avant de guérir lui-même de sa blessure ; etc.
La domination de la WWF est si forte qu’elle annihile même sans lever le petit doigt les derniers espoirs de l’ancien #2 du circuit, l’AWA. S’unissant avec l’United States Wrestling Association de Jerry Lawler et Jerry Jarrett (fusion de la Continental Wrestling Association et du fameux World Class Championship Wrestling), elle organise le Super Clash III en Pay-Per-View, en décembre 1988. Résultat ? Seuls 32.500 téléspectateurs payent pour voir l’événement (contre 150.000 pour Starrcade 1988 et 500.000 pour les Survivor Series 1988). Un désastre ne laissant que la WWF et la WCW sur le devant d’une scène désormais dépourvu de ses antiques et influents territoires. Il faut enfin attendre le milieu des années 1990s pour qu’émerge les bien documentées Monday Night Wars. Une guerre triangulaire (si l’on compte l’ECW, à l’influence plus tardive), sur plusieurs fronts, déclenchée par l’ingéniosité d’un certain Eric Bischoff. Nommé dirigeant de la WCW par Ted Turner en 1994, il profite de l’opportunité laissée béante par un Vince McMahon, dont le pouvoir financier et la réputation avaient été mis à genoux par le “Steroid Scandal” de 1991-1992 (une grande affaire judiciaire l’accusant de promouvoir, et même vendre, des stéroïdes et anabolisants à ses athlètes). Ou comment l’ironie du sort a modifié l’histoire du catch à tout jamais.