3 heures. 3 heures de divertissement que nous sert chaque semaine la WWE avec Monday Night RAW. 3 heures de variété (un peu de ceci, un peu de cela, dans un même plat insipide), signée Vince McMahon, perçues par de plus en plus de fans comme 3 heures de pur ennui et de torture télévisuelle. Alliant la forme de WCW Monday Nitro (avec cette même sur-population d’une “mid-card” perdue et dispersée, parallèlement à une hégémonie d’un même “act” – à la WCW, la nWo, et aujourd’hui à la WWE, The Authority/The McMahons) avec la substance d’un mauvais Superstars des années 1980s (avec autant de “squash matches” à répétition et autres matches “bonus” inutiles et incohérents), RAW n’est plus l’exemple de modernité et d’innovation, en terme de catch américain à la télévision, qu’il a pu être auparavant. Même NXT sur le WWE Network, et sa formule ” old-school” à la NWA/Georgia Championship Wrestling on TBS, fonctionne mieux en tant que produit télévisuel et ravit plus de fans assidus.
Mais alors si cette modernité et cette innovation ne sont pas proposées par l’indéboulonnable numéro un de l’industrie, où peut-on les trouver désormais dans le monde du catch ? La TNA n’est plus à la hauteur de ce qu’elle arrivait à faire auparavant – offrant jadis aussi bien ce qui fait la saveur actuelle de NXT, avec sa X-Division, que ce qui fait la malheureuse substance résiduelle de RAW, avec des “storylines” de pouvoir et prises de pouvoir avec des top-stars et autres “part-timers”, comme ceux de la Main-Event Mafia. Et comme on l’a vu la fois précédente, la Ring of Honor se goure avec une pale imitation de sa concurrence qu’elle essaye de refourguer. Non, désormais, c’est avec Lucha Underground que l’on retrouve aujourd’hui, le catch de demain.
Un timide succès, mais une popularité indéniable
Après une saison 1 de 39 épisodes à bon budget attirant en moyenne entre 15 000 et 30 000 téléspectateurs sur la chaîne payante “latina” El Rey Network, le programme commandé par la mexicaine AAA est revenu de peu sur les ondes pour une saison 2 en janvier dernier. A présent, malgré un budget de production restreint (plus spécifiquement avec un nombre d’épisodes prévus divisé par deux, la production de chaque épisode elle-même étant toujours au top-niveau), l’émission est regardée par 100 000 à 140 000 fans. (Et ce, sans compter une audience double la saison précédente, avec les rediffusions en espagnol sur des chaînes sœurs comme UniMas.) Autant qu’Impact Wrestling, comme bien souvent aujourd’hui. Maintenant disponible sur iTunes, Lucha Underground a profité d’un bouche-à-oreille réussie, et jouit d’une popularité surprenante grâce à l’influence des réseaux sociaux. Un gros investissement pour la jeune chaîne El Rey qui s’avère désormais payant : sur sa chaîne YouTube officielle, les extraits en replay de Lucha Underground sont les plus vues (Mil Muertes vs. Ivelisse Velez, Main-Event du “season premiere” de la saison 2, comptabilise plus de 670 000 vues) et une nouvelle saison, la troisième, a déjà été signée.
Ce succès, cette émission le doit à un projet créatif assidu et cohérent, mené par une équipe de scénaristes expérimentés et déterminés, assistée par un roster de talents internationaux plus que professionnels. Produit par Robert Rodriguez (fondateur d’El Rey, et réalisateur de Machete ou encore Sin City), Mark Brunett (créateur de The Voice, Survivor et The Apprentice notamment) et Eric Van Wagemen (producteur de deux télé-réalités de la WWE : Legends House et Tough Enough 2011), Lucha Underground est dirigé par des connaisseurs en matière de “ring opera” (ou “soap-opéra” version catch) : Chris De Joseph, le plus notable (connu à la TV sous les traits peu valorisants de Big Dick Johnson), a travaillé plus de 10 ans en tant que scénariste à la WWE. Aussi y’a-t-il une place pour la créativité interne, comme celle des lutteurs eux-mêmes. Chavo Guerrero Jr. – vétéran lié à la fois à la Lucha Libre, dont se réclame le programme, et à la fois au monde du catch américain, dont il veut attirer les fans – sert ainsi d’agent et de conseiller créatif. Cette équipe a établi et maintenu un univers (une diégèse en langage cinématographique) complet et conforme à tous les éléments qui le composent. Situé dans un “temple” de fortune qui accueille des combattants du monde entier, installé au cœur des quartiers chauds de Los Angeles, Boyle-Heights, l’émission illustre la compétition, les manigances et bien sûr l’action qui y occurrent, avec en toile de fond, l’implication de légendes et mythes tribaux, porteurs d’un héritage aztèque que convoitent certains (opposant notamment la famille Cueto à la lignée de Dragon Azteca, proche de Rey Mysterio Jr.). Autrement dit, Lucha Underground a réussi à offrir du catch, de manière cohérente et organique dans l’univers créé, sous la forme la plus prisée par les consommateurs de télévision occidentale : la série.
Le présent de la télévision et le futur du catch
Certes, ancienne et standardisée, l’industrie des séries (américaines ou plus largement, occidentales) vit aujourd’hui une révolution, qui fait de la concurrence à Hollywood. Qu’elle soit diffusée hebdomadairement sur le câble ou d’un coup pour du “binge watching” sur Netflix, la série d’aujourd’hui comporte généralement peu d’épisodes par saison et est constitué de scénarios d’un niveau créatif égal ou supérieur aux meilleurs films modernes. Exemples d’excellence en la matière, elles peuvent pourvoir des univers variés : le heroic-fantasy gore et adulte de Game of Thrones, la gravité et la complexité d’House of Cards ou la dynamique et les personnages iconiques de Netflix’s Daredevil. Ces séries ont néanmoins en commun une narration profonde et réaliste, quel que soit l’aspect de la diégèse, cette bulle “kayfabe”, choisie. C’est en cela que l’addiction (saine), l’identification et la suspension volontaire d’incrédulité (nécessaire à l’appréciation de n’importe quel art né de la créativité et de l’imagination d’un ou de plusieurs autres êtres humains) qui vont avec sont possibles et fonctionnelles. Un phénomène à multiples facettes que l’on retrouve en regardant Lucha Underground. Mais aussi la raison pour laquelle il a été nommé aux Emmy Awards 2015, une première pour le catch, et a obtenu un 9/10 sur le site réputé IMDb et 98% sur Rotten Tomatoes, deux belles distinctions. Lucha Underground réussit aujourd’hui ce pari avec un produit prouvant qu’une alternative plus radicale est possible et développable à grande échelle. Un format proche des séries américaines à grand succès d’aujourd’hui, qui n’a pas besoin d’être sur la route 52 semaines par an pour réussir et intéresser les fans de catch.
Contrairement à la direction créative de Vince McMahon, certes difficile sur 365 jours d’affilée, mais tout de même remplie de “storylines” on et off, de “50/50 booking” incohérents et de décisions non pas créatives mais politiques (eg. le “push” forcé de Roman Reigns), Lucha Underground s’appuie sur un vrai “storytelling”, des scénarios réfléchis et écrits à l’avance pour un projet cohérent et logique sur le long-terme, et profite de talents frais et disponibles (sans blessures d’épuisement ou chroniques en perspective) pour les seuls temps de tournage nécessaires. Avec l’explosion de l’Internet médiatique et des réseaux sociaux communautaires et communicatifs, et à l’heure du déclin lent et progressif du Pay-Per-View (hormis de façon réellement événementielle, comme dans le cas de WrestleMania avant l’arrivée du Network), l’émission phare d’El Rey Network a peut-être trouvé la formule d’un nouveau succès. Soit, il n’est pas parfait et ne plaît pas encore au monde entier (le côté trop fantastique et SF de certains aspects scénaristiques divisent assez … N’est-ce pas Jim Cornette ?), mais c’est celui créatif et structurel dont a aujourd’hui besoin le catch pour se renouveler comme il le voudrait.